XXV

Non, elle est silencieuse sous la terre, enfermée dans la geôle terreuse avec interdiction d’en sortir, prisonnière dans la solitude de terre, avec de la terre silencieuse et suffocante et si lourde au-dessus d’elle inexorablement, à sa droite férocement, à sa gauche stupidement, et infiniment au-dessous d’elle abandonnée à qui rien ni même sa sombre épaisse terre ne s’intéresse, tandis que des vivants marchent au-dessus d’elle. Elle est, sous terre, une inaction, une langueur, une prostration. Dieu, que tout cela est absurde.

Allongée et grandement solitaire, toute morte, l’active d’autrefois, celle qui soigna tant son mari et son fils, la sainte Maman qui infatigablement proposait des ventouses et des compresses et d’inutiles et rassurantes tisanes, allongée, ankylosée, celle qui porta tant de plateaux à ses deux malades, allongée et aveugle, l’ancienne naïve aux yeux vifs qui croyait aux annonces des spécialités pharmaceutiques, allongée, désœuvrée, celle qui infatigablement réconfortait. Je me rappelle soudain des mots d’elle lorsqu’un jour quelqu’un m’avait fait injustement souffrir. Au lieu de me consoler par des mots abstraits et prétendument sages, elle s’était bornée à me dire : « Mets ton chapeau de côté, mon fils, et sors et va te divertir, car tu es jeune, va, ennemi de toi-même. » Ainsi parlait ma sage Maman.

Allongée dans le grand dortoir, indifférente, piteusement seule, celle qui s’était réjouie de cette bonne place dans le train et de cette chance, tant réjouie de toute sa large face. Allongée et insensible, celle qui s’était enfantinement réjouie de la belle robe que je lui avais offerte. Où est-elle, cette maudite robe qui vit encore, elle, quelque part et avec l’odeur de ma mère? Allongée, apathique, l’enthousiaste qui adorait faire des projets détaillés et de nigauds plans de bonheur, allongée, celle qui se forgeait poétiquement mille félicités du gros lot quand elle le gagnerait, et elle combinait déjà de faire bisquer certains méchants en étalant ses opulences, mais ensuite, disait-elle, elle leur pardonnerait et même elle leur ferait un beau cadeau. Allongée en son bougon sommeil de terre, en sa minérale indifférence, elle ne pense pas à des gros lots, ne se réjouit plus, ne se soucie plus. Elle ne se soucie même plus de moi. Elle m’aimait pourtant.

Vous, ses abaissées paupières, êtes-vous encore intactes? Et toi, mère si blanche et jaune que j’ose, en un battement de paupières, regarder dans ta caisse déjà pourrie, mon amaigrie abandonnée, toi qui remuais et toujours vers moi venais, toi si morose maintenant et laconique en ta terreuse mélancolie, couchée en ce silence noir de la tombe, en ce lourd humide silence de terre de la tombe, dis, toi qui m’aimais, penses-tu quelquefois à ton fils en ta tombe où ne vivent que des racines, des radicelles sans joie et de mornes créatures d’obscurité aux incompréhensibles démarches et toujours silencieuses quoique effrayamment affairées? Peut-être en sa veule asphyxie rêve-t-elle impassiblement encore de moi, comme en sa vie où elle avait dans ses rêves toujours peur pour moi. Sous sa planche étouffante, elle se demande peut-être si je n’oublie pas de boire quelque chose de chaud, le matin, avant de partir pour le travail. « Il ne se couvre pas assez », murmure peut-être la morte. « Il est si délicat, il se fait des soucis pour tout, et je ne suis pas là », murmure un peu la morte.

Pas vrai, elle ne rêve pas de moi, ne pense jamais. Elle est morne en son terreau et dessus il y a la vie et l’ivresse légère du matin et le gros soleil apparu. Elle est paralytique et desséchée en son gras terreau, parcheminée et çà et là verdissante, ancienne jolie Maman de mes dix ans, squelette à demi, insensible malgré mes lentes larmes, sourde, impassible tandis qu’au-dessus d’elle de petits morceaux de création se réveillent, s’affairent pour joyeusement vivre et se reproduire et assassiner sous l’œil bienveillant de Dieu. Sur un arbre, au-dessus de sa tombe matinale, un écureuil se frotte les pattes de devant, bonne affaire, il y a beaucoup de noix cette année. Sur sa tombe matinale, le ciel est d’un géant bleu puissant, et les petits oiseaux lancent leurs joyeux chichis et leurs innocences dans l’aube fleurie, leurs angéliques commérages du réveil et des prestes envols, leurs poèmes de quatre sous, leurs doux glaçons pointus d’appel et toutes leurs disponibilités liquides et, à l’exception du coucou idiotement obsédé de jouer à cache-cache, tous ces oiselets lancent leurs mille bonjours à papa soleil, et que c’est chic de vivre à l’air frais, crient ces petits chéris, fiérots troubadours huppés et complètement saouls de clarté, qui maintenant viennent, en diverses affables polkas, picorer sur l’herbe de sa tombe.